RDC/ESU : "Instituer les langues congolaises en langue de défense des mémoires, me semble être dangereux"(Tribune d'un Professeur Ordinaire à l'UNILU)

Le Professeur Ordinaire Christian Kunda Mutoki


C'est en substance ce que répond le Professeur Ordinaire à l'Université de Lubumbashi(UNILU), Christian Kunda Mutoki, à l'instruction du secrétaire général académique de l'Université de Kinshasa (UNIKIN), obligeant aux étudiants de curriculum vitae en langues nationales, leurs mémoires, à l'occasion de la défense.

Sa réaction est contenue dans une tribune parvenue à Election-net.com dont voici l'intégralité :

Tribune

Pour que l'« instruction relative à la traduction de curriculum vitae des mémoires de fin de cycle dans l'une des langues nationales » ne passe pas inaperçue

Par Christian Kunda Mutoki

Professeur Ordinaire à l'Université de Lubumbashi

Sénateur

L'instruction du Secrétaire Général Académique de l'Université de Kinshasa (UNIKIN) faisant obligation aux étudiants de produire le résumé de leurs travaux scientifiques, en l'occurrence leurs mémoires, en langues nationales a produit de vives polémiques. Pour ma part, je voudrais apporter humblement quelques réflexions personnelles pour qu'émerge un débat citoyen et apaisé.

D'entrée de jeu, je précise que je ne voudrais pas qu'on me prenne pour un défenseur inconditionnel du français. Il sied d'examiner les choses froidement. Le destin est ce qu'il est. Le français est la langue officielle de la République Démocratique du Congo. Il constitue par ailleurs une lingua franca dans un contexte caractérisé par le multilinguisme. Autrement dit, le français sert de trait d'union entre les communautés de la RDC. Il est incontestablement l'un des éléments significatifs qui nous concernent aujourd'hui comme nation. Plus d'un siècle après l'avoir utilisé, il mérite de ne pas être traité avec légèreté.

Quant aux compétences des étudiants en langues nationales, il serait imprudent de les mineurer a priori. Je suppose que tous les étudiants peuvent écrire dans les normes au moins dans une langue nationale ! Cependant, parler une langue est une chose, et écrire dans cette même langue est une autre paire de manches. Ne faudrait-il pas commencer par introduire l'étude des langues nationales dans toutes les facultés avant de prendre une telle décision ? Puis-je comprendre qu'une réflexion préalable a précédé la prise de cette décision ?

Certains argumentent que le développement de la RDC serait bloqué par l'usage des langues étrangères et notamment du français. Cet argument est à relativiser quand on prend en compte la complexité des facteurs sociologiques, culturels, économiques, géopolitiques et autres qui entrent en ligne de compte dans le processus de développement durable. Vouloir stigmatiser une langue comme facteur monolithique du sous-développement constitue une posture idéologique plus ou moins tentante mais en réalité fragile. Dans l'une des puissances mondiales, les États-Unis, on parle anglais, héritage de la colonisation, sous le joug des Britanniques. Le problème du sous-développement dans notre pays engage à scruter l'homme congolais sous plusieurs angles d'approche.

Revenons à nos moutons.

Faire obligation aux étudiants congolais de présenter le curriculum vitae de leurs mémoires ou même de les défendre en langues nationales laisser entrevoir d'autres initiatives du genre qui amèneraient des étudiants à rédiger leurs travaux en langues nationales. Instituer les langues congolaises en langue de défense des mémoires, me semble être dangereux.

Techniquement parlant, faire ses études en français et défendre sa mémoire en langue nationale pose problème.

Même alors, en ce qui concerne le kiswahili, de quelle variété du kiswahili s'agira-t-il? D'Uvira ? De Goma, de Kalémie ? De Manono? Ou alors du kiswahili de Lubumbashi mâtiné d'arabe, d'anglais, de lingala et de français ?

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  • Ceci vaut pour les trois autres langues "nationales". Concept que je n'apprécie pas beaucoup pour désigner les langues nationales qui n'en sont pas du tout. Nos langues "nationales" ne sont pas parlées au niveau national. Le kiswahili n'est pas parlé à Gemena, à Matadi, et dans plusieurs autres contrées de l'ouest du pays. Mais c'est quand-même une langue nationale. N'est-ce pas paradoxal qu'une langue nationale ne soit pas utilisée par toute la nation ?

    Ceci vaut pour les trois autres langues.

    Si certains pays du continent africain et d'ailleurs ont fait des avancés dans ce domaine, c'est parce que notre situation linguistique n'est pas la même que celle de ces pays. C'est le cas de la Tanzanie, où la population est majoritairement swahiliphone. Il nous faudra donc relativiser notre conception des choses.

    Dans cette situation particulière de notre pays, nous pensons que cette décision pourrait engendrer beaucoup d'autres problèmes plus nocifs que ce qu'elle cherche à résoudre.

    Nos populations sont extrêmement divisées. Parmi les dégâts que cette initiative va engendrer, ce sera le renforcement du tribalisme. Naturellement, pour être à même d'apprécier un curriculum vitae et a fortiori une défense de mémoire, il faudra être locuteur de la langue du destinataire.

    Tout de suite, les gens vont vouloir être alignés dans des jurys des impétrants ayant la même langue « nationale » en commun. Il ya risque de tomber sur : les étudiants de chez nous, les professeurs de chez nous, les mémoires de telles Provinces, de tel espace...

    Bonjour les dégâts! Bienvenue dans la cathédrale, une cathédrale gothique, ici des sons des orgues, là-bas des sons des flûtes, plus loin tamtams, tambours et xylophones...La totale !

    Toute décision mérite d’être mûrie. La RDC est un pays fragile et sensible dès son avènement comme colonie en 1885. Il faut travailler avec minutie sur « <le vivre ensemble », sur sa capacité à rester un bloc. Toute réforme dans l'écosystème éducatif présuppose des choix éclairés, une planification rigoureuse, de même qu'elle induit des changements de paradigme qui impactent l'ensemble de l'institution concernée. A cette aune, il y a lieu de s'inquiéter de la pertinence de la mesure prise par le Comité de gestion de l'Université de Kinshasa.

    Par ailleurs, il est légitime de s'interroger sur les fondements juridiques d'une telle démarche. L'UNIKIN peut-elle se substituer au législateur, en l'occurrence, l'Etat congolais ? Le ministère de l'ESU a-t-il été consulté pour doublage ? Si ce n'est pas le cas, il serait logique de conclure tout simplement que l'obligation faite aux étudiants est frappée d'illégalité.

    L'Université congolaise vit actuellement une transition délicate depuis l'adoption du LMD comme canon du programme et de l'enseignement supérieur et universitaire en RDC. Alors que les conclusions sur la première phase de cette réforme sont attendues pour d'éventuels ajustements, l'initiative du Comité de gestion de l'UNIKIN tombe comme un cheveu dans la soupe. Ne vient-elle pas brouiller un contexte tendu où s'opposent de façon plus ou moins voilée les pro et les anti LMD ? N'est-ce pas vouloir semer la pagaille ? La mise au point signée par un sous-fifre, au nom du Secrétaire Général Académique est loin d'apaiser les esprits. Elle se réfère à « une résolution du Comité de Gestion » sans nullement apporter les lumières idoines sur les locataires et les aboutissants de l'instruction qui engagent le Comité de Gestion dans son ensemble.

    Le recteur de l'UNIKIN, un scientifique de renommée internationale, a brillant depuis le début de son mandat, par sa rigueur et toute une série d'initiatives pour le moins opportunes. Ne devrait-il pas inviter son Comité de Gestion à reconsidérer la fameuse instruction ?

    Le bon côté de la situation créée par la décision de l'administration de l'UNIKIN, c'est de rappeler la nécessité de se saisir de cette situation créée à l'UNIKIN pour démarrer l'étude de la question des langues "nationales" dans l'enseignement et la recherche scientifique, souvent négligé. Les bases d'un tel travail ont été posées, dans notre pays, il y a plus de 4 décennies maintenant à la naissance en juin 1981 du Centre de linguistique appliquée (CELTA), un centre de recherche linguistique associé aux Universités du Congo. Certains des pionniers sont encore vivants, et négliger les recherches sur les langues peut avoir de graves conséquences. Le débat né à la suite de la défense ou des curriculum vitae des mémoires en langue nationale a ainsi l'avantage de rappeler à tous, dirigeants ou dirigés, étudiants, parents, enseignants ou chercheurs (y compris en sciences de l'ingénieur où parfois certaines (croire que les études des langues ne servent pas à grand-chose), il faut constamment en tenir compte.

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