Le massacre d’alaouites en Syrie début mars a remis sur le devant de la scène la question des minorités au Moyen-Orient, dont celle des chrétiens, autochtones depuis 2000 ans. Un sujet devenu un élément à part entière de la diplomatie française dans cette région stratégique.
Alors que les zones côtières de la Syrie étaient toujours en proie aux violences et que les meurtres d’alaouites musulmans dépassaient les mille morts, de nombreuses voix, dont beaucoup de politiciens français, alertaient déjà sur le « génocide » à venir des chrétiens dans le pays désormais dirigé par Ahmed al-Charaa. Une dizaine d’entre eux, confondus avec des alaouites parce que vivant dans leurs quartiers, ont été tués lors de ce massacre. Au Moyen-Orient, les multiples communautés chrétiennes (coptes, maronites, chaldéens, syriaques orthodoxes orientaux, une douzaine au total) voient leur situation empirer au fil du temps. Elles ne sont pourtant évoquées le plus souvent que lorsqu’elles vivent pareilles horreurs.
Une situation qui se dégrade
Les chrétiens du Moyen-Orient ont subi des persécutions au fil de l’histoire, par l’Empire romain, puis lors des invasions arabes, des Croisades, de l’Empire ottoman, etc. Et ce drame envers les chrétiens, mais aussi d'autres minorités, se poursuit, par des groupes tels que Daech ou al-Qaïda, dans ce « carrefour » stratégique dont les frontières s’étalent sur trois continents et qui aiguise les appétits depuis plus d’un millénaire et demi. Dans son rapport d’octobre 2024, l’association Aide à l’Église en détresse (AED) s’inquiète toujours d’une dégradation du niveau de violence et de répression ciblant les communautés chrétiennes, en partie dans la région moyen-orientale, de l’Égypte au Liban en passant par la péninsule arabique.
Depuis l’invasion anglo-saxonne de l’Irak en 2003, les chrétiens sont de moins en moins nombreux dans la région. Une hémorragie qui n’est pas due uniquement au facteur démographique. Quelque 90% des chrétiens ont fui l’Irak, plus de la moitié la Syrie. Dans la bande de Gaza, les chrétiens sont décimés aux côtés de leurs frères musulmans depuis le 7 octobre. En 1900, un habitant sur quatre de l’Empire ottoman était chrétien et le Moyen-Orient rassemblait alors 30 % des chrétiens du monde. Ils sont aujourd’hui entre 10 et 15 millions, pour quelque 350 millions de musulmans.
Quant à la situation des chrétiens en Israël, « on n'en parle pas beaucoup. Mais il y a des “micro- agressions” contre eux presque tous les jours. Cette situation dure depuis longtemps, mais il y a une accentuation très nette depuis le 7 octobre », note Bernard Heyberger, historien, directeur d’études émérite à l’École des hautes études en sciences sociales et à l'École pratique des hautes études.
« C'est parce que ces pays vont mal que les chrétiens vont mal »
Les pays du Moyen-Orient, où l’État de droit n’existe pas, vivent des crises à répétition, voire des guerres, depuis une quinzaine d’années. Toutes les populations sont alors en souffrance, mais surtout les communautés les plus vulnérables, plus sujettes à la marginalisation, à l'exil, aux déplacements. Or, ces groupes (chrétiens mais aussi druzes, Kurdes etc.) expriment la diversité des nations arabes. « C'est parce que ces pays, en réalité, vont mal, que les chrétiens vont mal », pointe Vincent Gelot, directeur Syrie-Liban pour l’Œuvre d’Orient.
Les problèmes économiques sont aussi source d’émigration de ces populations. Au Liban, où les chrétiens représentent 40% de la population, la crise économique les a fait fuir, eux qui très souvent avaient déjà une partie de leur famille à l’étranger. « Tout le monde a envie de partir, explique Bernard Heyberger. Personne n'a envie de rester. Et les chrétiens ont plus de facilités parce qu'une grande partie d'entre eux est déjà installée en Australie ou ailleurs et ils peuvent être accueillis. »
« Et donc, les jeunes ne se projettent pas dans leur pays, insiste Vincent Gelot. Et c'est vrai que pour les chrétiens, la question qui se pose, par rapport aux autres communautés, c'est que la leur diminue, qu'elle disparaît. C'est une énorme souffrance qui va au-delà des crises humanitaires qui traversent leur famille ou leur pays au-delà de leur avenir politique. »
C'est par exemple le cas en Syrie, où le futur du pays est en train de se jouer. À côté de l’aspect humanitaire, sécuritaire, de reconstruction, c’est pour les chrétiens leur existence qui est sur la table. Deux tiers de cette communauté a déjà quitté le pays en treize ans, « ce qui est extrêmement grave pour eux, pour leurs voisins musulmans aussi, parce que c'est une communauté qui apporte beaucoup, à travers leurs écoles, leurs dispensaires, leurs hôpitaux, leur secteur associatif qui accueille des gens de toutes confessions », poursuit ce responsable de l’Œuvre d’Orient.
Dès lors, des territoires marqués par une présence chrétienne millénaire ne le sont plus aujourd’hui. Hormis les Coptes, qui représentent environ 10% de la population en Égypte, toutes les Églises orientales comptent désormais plus de fidèles dans leurs diasporas que dans leurs terres d’origine. Des diasporas très actives, qui continuent de revenir chez elles, qui aident leur pays d'origine, leurs villages, leurs écoles.
Des communautés actives au sein de la société
Certains pays, pourtant, tentent de modifier cette situation : le Qatar construit des églises, le président égyptien Sissi envoie des vœux de Noël et inaugure la nouvelle cathédrale, en Irak Noël est un jour férié. « C'est pour dire : “vous voyez comme on est tolérant”. D’ailleurs, explique Bernard Heyberger, Sissi a décidé que la cathédrale devait s'appeler “Milaad al-Masih”, la naissance de Jésus, c’est-à-dire Noël. Parce que Noël est tolérable dans la doctrine islamique puisque c'est la naissance du prophète Issa, alors qu'évidemment, la mort et la résurrection du Christ, ça n’est pas du tout tolérable. Sissi donne l’impression d’être tolérant, mais en réalité, il impose une version islamique aux chrétiens en choisissant de l'appeler “naissance du Christ”. »
Les minorités, dont les arabes chrétiens présents depuis l’ère des apôtres, ont largement participé à l’essor de cette aire géographique et à son rayonnement dans le monde arabe, lors de la Nahda par exemple, la renaissance arabe littéraire, politique, culturelle et religieuse du début XIXe siècle. Aujourd’hui encore, ces communautés, dont la position est plus difficile face un islam radical grimpant, ont une part très active dans de nombreux pans de la société de leur pays respectif. Elles luttent aux côtés de leurs compatriotes musulmans, à travers des partis politiques par exemple. Le tout dans une coexistence pacifique.
Lire Aussi:« Mais il y a beaucoup de plasticité dans les messages religieux et on peut toujours les utiliser d'une façon ou d'une autre, poursuit l’historien Bernard Heyberger. Ce qui est sûr, c'est qu'il y a un stock de production religieuse dans l'islam qui permet de justifier l'intolérance si on veut la justifier. Mais c'est vrai aussi qu'on trouverait dans l'islam des ressources pour justifier la tolérance ou le pluralisme si on voulait faire ce travail-là. »
La question des minorités confessionnelles du Moyen-Orient n’est pas seulement religieuse, c’est aussi un problème de défense des droits de l’homme et de la diversité -souvenons-nous du drame vécu par les Yézidis en 2014. Et étant de moins en moins nombreux, les chrétiens sont de moins en moins en position de se défendre et ont donc de moins en moins de place institutionnelle.
Une instrumentalisation occidentale ?
Pour « venir en aide » aux chrétiens d’Orient, la France est en première ligne. « Chrétien d’Orient » est d’ailleurs un qualificatif typiquement français, apparu au XIXe siècle et devenu en quelque sorte un élément de la diplomatie française au Proche-Orient, une occasion pour certains aussi de brandir la menace d’un affrontement entre un monde musulman et l’Occident dont les chrétiens de cette aire géographique seraient le rempart. À ce titre, le terme « chrétien d’Orient » est récusé par de nombreux experts du sujet ainsi que par les premiers concernés, les chrétiens du Moyen-Orient.
« Si vous parlez à un chrétien d'Orient, il n'y en a aucun qui vous dira : “Je suis un chrétien d'Orient”. Il se définira comme un maronite, un copte, un Égyptien, un Syrien, un Libanais ou un Palestinien, explique l’historien. Mais dire : “Je suis un chrétien d'Orient”, ça n'a pas beaucoup de sens pour lui car il vit dans un État, est rattaché à une communauté et toutes les communautés se donnent beaucoup de mal pour garder un minimum leur originalité et leur authenticité. Donc il ne se reconnaît pas dans l'expression “chrétiens d'Orient”. » Il n’existe en effet pas de chrétiens d’Orient en tant qu’entité propre, ils parlent arabe, mais aussi le chaldéen, l’araméen ou encore le syriaque. Et leur identité s’ancre avant tout dans un peuple et une nationalité.
« Dans toutes les affaires de violences sur les chrétiens dans cette région, ces derniers servent un peu d'otage lorsqu'on veut faire pression sur les Occidentaux, pointe Bernard Heyberger. On considère toujours que les chrétiens sont plus ou moins des Occidentaux et qu'on peut les utiliser pour faire pression sur eux, sur les pays occidentaux. » Pourtant, les chrétiens ne réclament pas de barrières identitaires et se retrouvent malgré eux récupérés quand leur souhait majeur est de vivre dans une société fraternelle. « C'est une question qui est régulièrement instrumentalisée pour des raisons politiques, malheureusement. Et on l'a vu dernièrement avec ce qui s'est passé en Syrie où c'était clairement un massacre d’alaouites et non de chrétiens. On voit bien que c'est une question qui est facilement reprise, soit par certains influenceurs, soit par certaines associations ou certaines personnalités politiques », déplore Vincent Gelot.
La levée de bouclier qui s’est produite pour alerter sur la potentielle menace qui plane sur les chrétiens de Syrie ne s’est cependant pas faite avec la même vigueur pour les chrétiens de Gaza et de Cisjordanie occupée ces derniers mois. « Pour la France, c'est plus facile sans doute de hurler pour la Syrie que de hurler pour Gaza; parce qu'il y a toute la question de nos relations avec Israël qui sont quand même un peu compliquées aussi », analyse Bernard Heyberger.
Un discours contre-productif
L’Œuvre d’Orient n’a de cesse de combattre ceux qui mettent en scène un « affrontement civilisationnel » entre chrétiens et musulmans, rappelant que de parler ainsi de ces minorités ne sert qu’à les desservir.
« Manipuler la détresse réelle des gens pour des discours politiques en France ou en Europe, c'est inacceptable », poursuit Vincent Gelot. En effet, ces communautés ne vivent pas isolées mais parmi les autres populations, les musulmans, sunnites, chiites, druzes, alaouites, ce qui est l'une des grandes singularités des chrétiens au Moyen-Orient. « Et c'est vrai que ce discours-là d'opposition montre une faible connaissance de ce qui se passe là-bas. Et en plus, c'est un discours qui est contre-productif, pour l'Orient, parce que les chrétiens n'ont pas besoin qu'on rajoute à tous leurs problèmes nos problèmes à nous, en France ou en Europe. »
« Dire : “nous protégeons les chrétiens”, c'est toujours un argument pour être encore présent et pour participer aux affaires dans la région, explique de son côté Bernard Heyberger. C'est toujours par ce biais que la France s'introduit lorsqu'elle essaie de jouer un rôle dans les pays où il y a encore une minorité chrétienne (...) C'est toute l'histoire de la politique française à l'égard du Moyen-Orient qui a beaucoup joué cette carte des chrétiens d'Orient et qui continue à la jouer, comme un levier d'influence aussi bien dans les instances internationales que dans les pays en question. »
Dans ce « Moyen-Orient compliqué », selon la formule du général de Gaulle, la citoyenneté, les libertés, les droits humains, la participation au jeu politique, l’instauration d’États de droit et de régimes démocratiques sont autant de vœux de la majorité des communautés qui peuplent ce carrefour plurimillénaire de civilisations.
Avec RFI
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